Hayek et l'illusion de la justice sociale


La philosophie politique connaît aujourd’hui un important renouvellement depuis la publication, en 1971, de la Théorie de la justice de John Rawls. Ce dernier est un héritier du contractualisme de Rousseau, de Kant et des Lumières. Tout en affirmant la primauté absolue de l’individu sur la société, il tente une synthèse du libéralisme et de la justice sociale. Ce libéralisme social a pourtant suscité d’importantes objections aux Etats-Unis, de la part du courant dit communautarien. Pour les communautariens tels que Alasdair Mac Intyre, Charles Taylor ou Michael Sandel le libéralisme de Rawls reste tributaire d’une conception abstraite de l’homme, celle d’un moi “désengagé”, séparé de toute appartenance à un corps physique et social. Le courant communautarien se définit souvent comme néo-aristotélicien et jouit d’une forte audience aux Etats-Unis.

Mais à la même époque, dans les années 70-80, une nouvelle synthèse philosophique du libéralisme a vu le jour, celle de F. A. Hayek.
L’intuition fondamentale de Hayek est que là où l’initiative est libre, le progrès économique, social, politique, culturel est toujours supérieur au résultat obtenu par une planification autoritaire. C’est pourquoi la notion de justice sociale est dangereuse car elle suppose une intervention politique qui se fait au détriment de la liberté des individus et qui conduit par conséquent à aggraver les injustices et la misère au lieu d’y remédier.

Les gouvernants ne pouvant détenir l’ensemble des informations en circulation et ne pouvant les traiter, toute prétention à prédéterminer et à conditionner le corps social est absurde car impossible. Ce point de vue remet en cause toutes les théories positivistes et constructivistes selon lesquelles l’homme, par son savoir et grâce aux progrès des sciences et techniques, serait capable de comprendre la société, de mettre à jour ses lois de fonctionnement et de la modifier comme une matière brute.

« Il se peut que ce soit de loin la tâche à la fois la plus difficile, et aussi l'une des plus importantes, pour la raison humaine, que celle de saisir intellectuellement ses propres limites. Il est essentiel pour la croissance de la raison que nous devions, comme individus, nous incliner devant des forces et obéir à des principes que nous ne pouvons espérer comprendre complètement, et qui conditionnent, cependant, non seulement les progrès de la civilisation, mais sa survie » (Hayek, La route de la servitude, 1944, p. 33).

Le marché est donc la moins mauvaise solution pour respecter la liberté. Il pousse tous les individus à se connaître eux-mêmes et à donner le meilleur d’eux-mêmes. C’est un système ouvert d'informations et une procédure de découverte :

« La concurrence n'est pas seulement la seule méthode que nous connaissions pour profiter des connaissances et des talents que peuvent avoir les autres, mais elle est aussi la méthode par laquelle nous avons été amenés à acquérir les connaissances et les talents que nous-mêmes possédons. C'est là ce que ne comprennent pas les gens qui disent que le plaidoyer pour la concurrence repose sur une hypothèse du comportement rationnel de ceux qui y participent. Or le comportement rationnel n'est pas une prémisse de la théorie économique, bien qu'on présente souvent la chose ainsi. La thèse fondamentale de la théorie est au contraire que la concurrence est ce qui oblige les gens à agir rationnellement pour pouvoir subsister. » (Droit, législation et liberté, 3, L'ordre Politique d'un Peuple Libre)

La concurrence dans le marché fait émerger un ordre qui est bien le produit de l'action des hommes mais non de leur dessein. Un tel phénomène n'est ni naturel ni fabriqué rationnellement, il n'est ni juste ni injuste parce qu'il n'est voulu par personne, qu'il n'est au pouvoir d'aucune volonté, et il n'y a donc pas de sens à critiquer ses effets sur les individus au nom de la justice. Le marché produit des inégalités, des souffrances pour ceux qui, par exemple, se trouvent exercer une activité qui n'est plus compétitive. Mais ces résultats ne peuvent pas être mesurés à l'aune de la justice, car on ne peut parler de justice ou d'injustice que si une situation de fait résulte d'une volonté humaine.

« (La manière) dont les profits et les charges sont attribués par le marché pourrait dans bien des cas être décrite comme très injuste, si elle était le résultat d'une allocation délibérée à des individus particuliers. Mais ce n'est pas le cas. Ces parts sont le résultat d'un processus dont l'effet sur les individus n'a été ni voulu ni prévu par qui que ce suit lorsque apparurent pour la première fois des institutions que l'on a laissé continuer à fonctionner parce qu'on trouvait qu'elles amélioraient, pour tous ou pour la plupart, les chances de voir leurs besoins satisfaits» (Droit, législation et liberté, 2, Le mirage de la justice sociale.)

Il n'y a pas plus de sens à dire injuste la perte de mon emploi du fait de la concurrence qu'il n'y en aurait à vouloir trouver injuste l'incendie de ma maison si nul n'en est responsable, ou le fait que je naisse aveugle.

La justice sociale n’est pas autre chose « que l'alibi moral inventé pour camoufler que nos pratiques présentes de la vie démocratique conduisent à la négation de toute éthique collective, et font de l'idée de justice d'abord et avant tout un instrument d'action au service des intérêts corporatifs des groupes de pression les mieux organises. (…) La seule justice sociale est celle du respect des règles de juste conduite et de liberté des individus et non celle du résultat en matière de revenu. » (Droit, législation et liberté, 2)

Pour comprendre ce point, imaginons un voyant et deux aveugles. On peut croire que l'individu voyant a un devoir moral de porter assistance à ses deux compères, mais peut-on justifier que les deux aveugles forcent le troisième individu à leur donner chacun un œil ? Ce serait immoral. Or c’est bien cette violence que camoufle la notion de justice sociale.

Extrait d'un entretien avec F.A. Hayek (1977)
Publié dans Reason Magazine par Thomas W. Hazlett. Traduit par Hervé de Quengo :

Reason : Une idée très intéressante de votre philosophie sociale est que la valeur et le mérite sont et doivent nécessairement être deux qualités distinctes. En d'autres mots, les individus ne doivent pas être rémunérés d'après un concept quelconque de justice, qu'il s'agisse d'éthique puritaine ou d'égalitarisme. Pensez-vous que beaucoup de défenseurs de l'économie de marché tombent dans le travers de penser que valeur et mérite devraient être équivalents dans une "société véritablement morale" ?
Hayek : Je pense qu'il y a eu récemment un léger changement après mon attaque frontale du concept de justice sociale [Le Mirage de la justice sociale, tome II de Droit, législation et liberté, aux PUF. NdT]. Désormais le problème est de savoir si la justice sociale signifie quelque chose et, bien sûr, elle est essentiellement fondée sur le concept de mérite. J'ai bien peur d'avoir choqué mes plus proches amis en niant que le concept de justice sociale puisse avoir une quelconque signification. Mais on ne m'a pas persuadé que j'avais tort.
Reason : Alors, pourquoi n'y a-t-il pas de justice sociale ?
Hayek : Parce que la justice se réfère aux règles de conduite individuelle. Et aucune règle de conduite des individus ne peut faire que les bonnes choses de la vie soient distribuées d'une façon particulière. Aucun état de choses en tant que tel ne peut être dit juste ou injuste : c'est uniquement possible quand on suppose que quelqu'un est responsable de l'avoir créé.
Certes, nous nous plaignons que Dieu ait été injuste lorqu'une famille souffre de plusieurs décès alors qu'une autre famille voit tous ses enfants grandir sains et saufs. Mais nous savons que nous ne pouvons pas prendre cette idée au sérieux. Nous ne voulons pas dire que quelqu'un a été injuste.
De même, un marché fonctionnant de manière spontanée, où les prix agissent comme guides de l'action, ne peut pas prendre en compte ce dont les gens ont besoin ou ce qu'ils méritent, parce qu'il crée une distribution que personne n'a conçue. Et quelque chose qui n'a pas été conçu, une simple situation en tant que telle, ne peut pas être juste ou injuste. L'idée que les choses doivent être conçues d'une manière "juste" veut dire, en fait, que nous devons abandonner le marché et nous tourner vers une économie planifiée dans laquelle quelqu'un décide combien chacun doit recevoir. Et ceci signifie, bien sûr, que nous ne pouvons obtenir cette situation qu'au prix de l'abolition complète de notre liberté personnelle.
Reason : La Grande-Bretagne est-elle irrévocablement sur la route de la servitude ?
Hayek : Non, pas irrévocablement. C'est une des erreurs d'interprétation. La Route de la servitude était voulue comme un avertissement : "A moins de prendre un autre chemin, vous vous dirigez vers le diable." Et vous pouvez toujours prendre un autre chemin.


Pour compléter, il faut lire ce que dit à ce propos le philosophe Barry Smith, l'un des derniers à avoir collaboré avec Hayek :

« Au coeur de l'ordre de marché est son système de signaux. Les prix constamment changeants des biens et des services rendent possible la coordination spontanée des plans constamment changeants d'un très grand nombre de personnes -qui, presque certainement, ne communiquent pas directement entre elles, et qui perçoivent le monde depuis leur propre point de vue local, définissant et réalisant leurs plans de manière rationnelle, bien que leur connaissance du monde global soit toujours parcellaire et incertaine. Parfois, bien entendu, cette coordination échoue. Très souvent, nous .ne parvenons pas à réaliser nos plans, pour des raisons qui échappent à notre contrôle et qui, le cas échéant, peuvent nous sembler suspectes. Il est alors tentant d'aspirer, en lieu et place de l' «anarchie» spontanée des prix et des profits, à quelque meilleure forme d'ordre social, où les plans des acteurs seraient mieux coordonnés entre eux, grâce à quelque instance centrale de contrôle.
Pourtant, comme l'ont montré Hayek et avant lui Mises, toute forme d'organisation sociale qui cherche à réaliser une structure sociale délibérément voulue -qu'il s'agisse de l'égalité pour tous, ou de privilèges spéciaux pour quelques-uns -dérègle le système de signaux des prix et, ainsi conduit par degrés à l'appauvrissement général, à la corruption et à la servitude. »

« Une vie signifiante est une vie que l’on doit pouvoir percevoir comme ayant une certaine forme (…). Si elle doit contribuer à donner du sens à la vie d’un homme, cette forme imprimée au monde doit être le résultat de ses propres efforts et de ses libres décisions. Elle ne contribue en rien au sens de la vie si ce qu’on a fait, si l’effet qu’on a produit sur le monde, n’est que la conséquence d’actions qui ont été accomplies sous les ordres de quelqu’un d’autre. (…) La vie de Sisyphe est l'archétype d'une vie insignifiante, non tant à cause de l'absurdité intrinsèque de la tâche qu'il accomplit, que parce qu'il est condamné à l'accomplir contre sa volonté. Ce qui importe dans la vie, c'est que l'homme définisse lui-même les fins qu'il va poursuivre, et que ce soit son affaire à lui de les poursuivre. (…) Quand on définit un but, il importe que ce soit l'individu lui-même qui définisse ce but et qui soit responsable de sa réalisation. Mener une vie dotée de sens implique que ce soit lui-même qui décide comment agir sur sa propre vie et comment agir sur le monde où il vit - et c’est cela qui va servir de base à notre proposition selon laquelle la liberté, tout autant que la moralité, le bonheur ou le bien-être matériel, peut constituer un critère d’évaluation des civilisations. »

Barry Smith. Epilogue de l’Histoire du libéralisme en Europe, sous la direction de Philippe Nemo et Jean Petitot, PUF, 2006


Enfin, je propose cet extrait de Pascal Salin dans une interview au Figaro, le 16 septembre 2000 :

Pourquoi écrivez-vous que la justice sociale est une violence?

« Parce que parler de justice sociale revient à reconnaître que certains s’arrogent des droits sur les autres en prélevant sur eux le fruit de leur travail. Certes, il se peut que les bénéficiaires ne travaillent pas, ou subissent des handicaps, ou soient pauvres. Mais même si les motivations paraissent tout à fait honorables, il n’empêche que, sous l’habillage de ce que l’on appelle “solidarité”, on écorne le principe fondamental de la propriété: il faut avoir le courage de dire que c’est du vol! Il y a une différence essentielle entre un “transfert volontaire” et un “transfert forcé”. Réclamer 100 francs à quelqu’un en le menaçant d’une arme relève de l’extorsion, même si c’est pour les donner à un pauvre… et le fait que l’arme soir remplacée par l’administration des impôts n’y change rien. Les principes sont absolus. Et si l’on accepte qu’ils deviennent à géométrie variable, on détruit les mécanismes naturels qui conduisent les individus à innover, à créer des richesses et à inventer. Je préfère faire confiance à la solidarité privée qui serait d’autant plus développée que les revenus des individus seraient moins imposés."

Citations de Hayek :
  • « Il y a toutes les différences du monde entre traiter les gens de façon égale et une tenter de les rendre égaux. Si le premier est la condition d'une société libre, le second n'est qu'une forme de servitude. » (Hayek, Vrai et faux individualisme)
  • « Aussi longtemps que la croyance à la justice sociale régira l'action politique, le processus doit se rapprocher de plus en plus d'un système totalitaire » (Hayek, Droit, législation et liberté, 3)
  • « Il est significatif que l’argument le plus courant contre la concurrence consiste à dire qu’elle est aveugle. Il est peut-être opportun de rappeler que pour les Anciens la cécité fut un attribut de la divinité de la justice. » (Hayek, La route de la servitude)

Commentaires

Anonyme a dit…
Aujourd'hui ce sont les dirigeants des grandes entreprises qui imposent les produits aux consommateurs à grand renfort de marketting et de publicité. Ce ne sont pas les consommateurs qui décident. Le marché est faussé.
Damien Theillier a dit…
Cher Grégoire, je ne suis pas d'accord avec vous. Vous confondez la publicité avec la propagande. La propagande est le fait d'un régime totalitaire, monopolistique qui supprime de fait toute pluralité et toute liberté d'échanger, de créer. Or les entreprises n'imposent rien, elles n'utilisent aucune coercition, leur action est fondée sur la concurrence entre les marques et donc sur la pluralité. Il y a une compétition entre les publicitaires et nous sommes les seuls juges de la valeur des produits proposés à la consommation.
Les sociétés qui bannissent la concurrence et la publicité sont des sociétés fermées, clôturées sur elles-mêmes, retenant chacun de ses membres dans le corset du conformisme le plus strict.

Je sais que la critique de la notion de justice sociale peut choquer. Mais il faut la comprendre non comme un refus de la justice mais comme un refus de l'égalitarisme qui est l'une des idéologies les plus perverses et les plus insidieuses de notre époque. Elle se pare de vertus morales et chrétiennes alors qu'elle est le pur produit de l'envie et de la passion révolutionnaire. Cette utopie exclusivement politique a partout abouti à des résultats identiques : la destruction de la famille, de l'école, de la patrie et de la religion.
Cordialement
Paul-Emic a dit…
Ce commentaire a été supprimé par un administrateur du blog.
Philippe David a dit…
@Greg

"Aujourd'hui ce sont les dirigeants des grandes entreprises qui imposent les produits aux consommateurs à grand renfort de marketting et de publicité. Ce ne sont pas les consommateurs qui décident. Le marché est faussé."

Votre commentaire est plutôt réducteur. Il implique que vous croyez que la plupart des gens ne peuvent faire des choix éclairés. Qu'ils ne sont que des êtres hébétés qui ne font que consommer parce qu'ils ont vu telle ou telle pub à la télé.
Unknown a dit…
Complet, accessible, merci !

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