"L'impôt, c'est le vol !" Murray Rothbard


Le Monde, 2 juin 2011

"Les apologistes de l'Etat soutiennent que l'impôt serait en fait volontaire. Il suffit, pour réfuter cette thèse, de se demander ce qui arriverait si les hommes de l'État renonçaient à l'imposition et se contentaient de demander des contributions volontaires…" (Murray Rothbard, L'éthique de la liberté).

La réédition par Les Belles Lettres de L'éthique de la liberté est l'occasion de découvrir ou redécouvrir la pensée de Murray Rothbard, géant de la pensée libertarienne au même titre qu'Ayn Rand ou Robert Nozick. Economiste, représentant de l'Ecole autrichienne (il fut l'élève de Von Mises, dont il suivit les séminaires dans les années 1950) et défenseur de l'anarcho-capitalisme le plus radical, Rothbard est sans doute l'un des auteurs les plus originaux, iconoclastes et stimulants que la famille libérale ait engendrés.

L'éthique de la liberté, publié à l'origine en 1982, en est la meilleure preuve, tant l'ouvrage conduit le lecteur à se demander "si un autre monde ne serait pas possible", pour reprendre l'expression fétiche d'une certaine famille politique. En effet, Rothbard prône la suppression de l'Etat, considéré comme le Mal absolu, et par conséquent la privatisation de toutes les fonctions exercées par ses soins, y compris la défense et la justice. Conjonction du libéralisme classique tel qu'il a été théorisé par Adam Smith ou Frédéric Bastiat et d'un anarcho-individualisme symbolisé par des auteurs américains comme Henry David Thoreau, Lysander Spooner ou encore Benjamin Tucker, l'anarcho-capitalisme rothbardien, n'est pas pour autant, comme on le présente souvent, l'apologie d'une quelconque "loi du plus fort" : il se fonde, bien au contraire, sur des principes éthiques explicites et affirmés, comme l'indique le titre même de l'ouvrage.

Les fondements éthiques de l'anarcho-capitalisme.

Pour Rothbard, l'individu a en effet des droits absolus, fondés sur la nature de l'homme et la propriété de soi. Il s'appuie en cela sur John Locke, dont il présente le Deuxième traité du gouvernement civil comme l'une des premières tentatives systématiques de construction d'une théorie libertarienne et individualiste du droit naturel. Du droit naturel et de la propriété de soi découle le principe selon lequel chaque individu est le seul propriétaire légitime des fruits de son travail : puisque je suis propriétaire de mon esprit et de mon corps, je suis également propriétaire des biens qu'ils produisent, qui ne peuvent donc être cédés que par le biais de l'échange volontaire ou du don. Murray Rothbard est ainsi un "jusnaturaliste" : le libre-échange et le droit de propriété ne sont pas justifiés parce qu'ils sont efficaces et produisent un plus grand bien-être pour les individus (argument des libéraux conséquencialistes ou utilitaristes dont fait partie Hayek par exemple) mais parce qu'ils sont les seuls compatibles avec les principes éthiques de la liberté.

L'Etat, une entreprise criminelle ?

Ces principes éthiques conduisent logiquement à une analyse sans concession de l'Etat et de ses activités, dont il dresse une comparaison avec le marché. En effet, alors que toute entité privée obtient ses recettes à travers des donations ou des paiements pour des services volontairement achetés sur le marché, l'Etat est le seul qui obtienne ses recettes à travers un acte pur et simple d'autorité : l'impôt. Volontiers provocateur, Rothbard met d'ailleurs le lecteur au défi de formuler une définition de l'impôt qui ne s'applique pas également au vol ! Il s'ensuit donc que l'Etat est, dans les faits, une "entité criminelle", violant les droits des individus et leur propriété naturelle.

Murray Rothbard conteste d'ailleurs l'idée du consentement à l'impôt : "Les apologistes de l'Etat soutiennent que l'impôt serait en fait volontaire. Il suffit, pour réfuter cette thèse, de se demander ce qui arriverait si les hommes de l'Etat renonçaient à l' imposition et se contentaient de demander des contributions volontaires. Y a-t-il quelqu'un qui pense vraiment que le trésor public verrait toujours affluer des fonds comparables aux phénoménales recettes de l'Etat actuel ?". Rothbard propose à la place une société régie par la propriété privée et le marché.

Une société de liberté. Attention aux contresens !

L'économiste qu'est Rothbard ne nie pas que l'Etat puisse exercer des fonctions utiles : police, poste, construction et entretien des routes, lutte contre les incendies, transports sont autant d'activités indispensables à la société. Pour autant, cela ne signifie pas pour lui qu'il soit le seul capable de fournir de tels services et encore moins qu'il soit le plus compétent pour le faire. Rothbard présente ainsi un projet de société alternatif, où la coercition étatique n'existerait plus et serait entièrement remplacée par l'échange volontaire. Sa vision est fascinante en ce qu'elle est "totale", à savoir qu'aucun domaine n'échapperait à la privatisation, pas même les fonctions de sécurité ou de justice, pourtant classiquement considérées comme relevant, par excellence, du "domaine régalien de l'Etat".

Pour Rothbard, ces fonctions seraient sans doute mieux prises en charge par les compagnies d'assurance, qui ont tout intérêt à limiter le crime, bien plus que la police publique actuelle. Plus généralement, un monde régulé par les compagnies privées connaîtrait bien moins de conflits, néfastes pour les affaires, que le monde actuel, où les Etats les provoquent pour augmenter leur prestige et leur pouvoir. Quid de la pauvreté et des questions sociales ? Là aussi, le marché a réponse à tout : dans une société libertarienne, l'Etat ne freinerait pas la croissance par ses prélèvements et ses réglementations et il y aurait donc moins de pauvres. Par ailleurs, la charité serait réhabilitée, la solidarité et l'entraide renaîtraient, là où aujourd'hui, la réaction des gens face à la misère est de se décharger sur l'Etat. On retrouve ici la mise en garde constante du libéralisme, de Tocqueville à Nozick, contre les dangers de l'assistance d'Etat.

Révoltes fiscales et révolution conservatrice.

Il importe, pour bien comprendre ses enjeux, de resituer L'éthique de la liberté dans son contexte historique et social. Publié au début des années 1980 mais fruit d'un travail de plusieurs années, l'ouvrage de Rothbard est le reflet – le catalyseur ? – de la profonde évolution idéologique qu'ont connue les Etats-Unis à cette époque, marquée par les révoltes fiscales et la révolution conservatrice. Rappelons que la proposition 13, référendum d'initiative populaire limitant drastiquement l'impôt foncier en Californie suite à une mobilisation sans précédent des contribuables de cet Etat, est votée en 1978, suivie deux ans après par une initiative du même type dans le Massachusetts et bien entendu l'élection de Ronald Reagan à la présidence des Etats-Unis, même s'il serait simpliste de faire de Rothbard, connu notamment pour ses positions isolationnistes sans concession, un inconditionnel du Parti républicain et un partisan de l'ancien gouverneur de Californie.

Cohérence ou simplisme ?

Il est vrai que la vision rothbardienne présente les défauts de la plupart des utopies proposant une refonte totale de la société. Tout d'abord, elle ne tolère aucun compromis ni remise en cause, comme le montre l'histoire du courant libertarien aux Etats-Unis. Ensuite, elle tend à se présenter comme une lecture méfiante, pour ne pas dire paranoïaque, du monde actuel, dont tous les maux seraient dus à un seul et même "ennemi". Le fait que certains tenants des théories conspirationnistes sur les attentats du 11-Septembre ou la crise financière, comme Alex Jones, réalisateur de l'invraisemblable The Obama Deception, se réclament du libertarianisme et se retrouvent ainsi en communion de pensée avec une bonne partie de l'extrême-gauche, n'est au fond guère surprenant.

Mais, quelles que soient les réserves que l'on puisse formuler à l'encontre de l'anarcho-capitalisme, l'incontestable point fort de L'éthique de la liberté est sa cohérence intellectuelle. De principes clairs et salutaires (du moins pour tout libéral qui se respecte), posés d'emblée, découlent des conclusions et un projet de société tout à fait logiques au regard desdits principes. Il est particulièrement stimulant d'essayer d'imaginer les implications du monde que nous propose Rothbard, tant nous sommes habitués, en particulier en France, à vivre dans un consensus – voire un dogme – sur la nécessité de l'Etat et le socle minimal (parfois très large !) de fonctions qui ne sauraient être exercées par d'autres acteurs.

Murray Rothbard, L'éthique de la liberté (Paris : Les Belles Lettres, 2011). Traduction de The Ethics of Liberty (Atlantics Highlands, NJ : Humanities Press, 1982).

Mathieu Zagrodzki pour la Fondation pour l'innovation politique

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